2003
Cas d'École Comment Amazon est devenu
le premier marchand d'internet
Comment Amazon est devenu le premier marchand d'internet
Un service sans défaut
et un site facile à utiliser: ces deux clés permettent
au pionnier d'entrevoir la rentabilité. Loin devant les
autres.
Portée au firmament par
les internautes en 1999, conspuée par les milieux financiers
depuis, Amazon est pourtant l'exemple le plus éclatant
de la réussite d'une entreprise "purement Internet"
dans un métier classique. Certes, le site n'a ruiné
ni la Fnac en France, ni Barnes & Noble aux Etats-Unis. Mais
la librairie virtuelle est désormais la première
du monde, devant ces enseignes aussi célèbres que
traditionnelles. Et cela en tout juste sept ans... Le pionnier
dépasse les tenants du "clics et briques", l'alliance
d'Internet et du commerce traditionnel.
Amazon fait aujourd'hui partie des cent marques les plus fameuses
au monde dans le classement du cabinet d'études Interbrand
et y figure devant Boeing ou Nivea. Restait à prouver
sa capacité à être rentable. C'est en cours.
Le site gagne de l'argent aux Etats-Unis avec sa division livres,
disques et vidéo. Au niveau mondial, le groupe n'a jusqu'ici
connu qu'un seul trimestre bénéficiaire (l'automne
2001), mais les derniers chiffres confirment la perspective d'un
équilibre pour 2003. Surtout si les risques liés
au contexte international incitent les consommateurs à
faire leur shopping sur Internet plutôt que dans les magasins
bondés, ce qui semble être le cas.
Cette réussite, la firme américaine le doit à
une stratégie instaurée de longue date qui repose
sur une "obsession" que Jeff Bezos, son patron, annonce
dès 1997 dans sa lettre adressée aux actionnaires:
l'obsession du consommateur. Amazon lui apportera "ce qu'il
ne trouvera jamais nulle part ailleurs", précise-t-il
: Une offre toujours plus large, toujours disponible, à
prix coûtant, avec une grande quantité d'informations,
des produits qu'il serait possible de commander immédiatement
pour une livraison en un temps record. La promesse faite, encore
fallait-il la tenir. Cela supposait une volonté stratégique
précise ainsi que de très lourds investissements
en informatique et en logistique-investissements qui sont encore
loin d'être amortis.
Un milliard de dollars pour
12 entrepôts
Le premier impératif qu'Amazon
s'est fixé et a tenu, c'est une totale disponibilité
des produits référencés. Y parvenir relève
aussi bien d'un travail de longue haleine avec les fournisseurs
que d'une question de logistique. Là où l'entreprise
de Seattle (Etat de Washington) a innové, c'est dans la
liaison entre l'informatique qui pilote les bons de commande
sur Internet avec celle des centres de distribution. Il s'agissait
en effet de connaître à tout moment l'état
exact des stocks. Amazon sera l'une des rares entreprises issues
de la "nouvelle économie" à ériger
en nécessité cette connaissance en temps réel.
"Dès ses débuts, Amazon a su intégrer
son interface Internet à l'ensemble de son système
de monitoring, explique la consultante Rébecca Ulph dans
le langage des techniciens. Cela lui a permis de gagner beaucoup
de temps sur ses concurrents qui avaient d'abord commencé
par traiter le web de manière totalement isolée,
et qui ont ensuite dû beaucoup investir afin de tout réintégrer."
La firme ne lésinera donc pas sur les moyens afin de développer
son outil logistique, et son réseau de distribution. Ce
qui lui vaudra nombre de critiques une fois (euphorie web passée.
Mais Jeff Bezos le sait: il faut en passer par-là pour
pouvoir espérer un jour traiter des volumes très
importants de commandes dans un délai minimum. Ses ambitions
sont énormes et les moyens que l'entreprise leur consacre
ne le sont pas moins. Entre 1997 et 2001, c'est plus d'un milliard
de dollars qui seront dépensés pour faire sortir
de terre douze entrepôts, huit aux Etats-Unis, trois en
Europe (Allemagne, Grande-Bretagne et France), et un au Japon.
Dans ces cathédrales, dont la surface cumulée,
plus de 300'000 mètres carrés, représente
plus de huit terrains de football réunis, sont gérées
au quotidien les commandes des internautes, qu'il faut livrer
en temps et en heure. Et la montée en charge est rapide.
Le nombre de clients d'Amazon passe de 1,5 million en 1997 à
plus de 27 millions en 2002. Si l'entreprise a réussi
à financer ces investissements, c'est en grande partie
grâce à la vague Internet qui a fait grimper sa
valeur, sur le Nasdaq, à des sommets. Depuis, la communauté
financière est revenue à davantage de circonspection.
Le trajet des magasiniers
est calculé à l'avance
A la fin de 1999 encore, l'organisation
des entrepôts était pourtant loin du modèle
parfait. Une réorganisation intervient donc dès
l'an 2000. C'est Jeff Wilke, un ancien du cabinet de conseil
Accenture, nommé vice-président en charge de l'exploitation,
qui va s'en charger. Il introduit notamment la méthode
d'amélioration intitulée "Six Sigma",
popularisée depuis son adoption par le géant General
Electric. Elle est associée à un outil de gestion
informatisé qui permet de localiser instantanément
chacun des produits référencés parmi les
centaines de kilomètres de rayonnages. Dans les entrepôts
même, la circulation des employés est optimisée
grâce à une organisation précise, chaque
équipe de manutention étant affectée à
une zone précise du dépôt, limitant ainsi
les risques d'erreur et les déplacements inutiles. Le
résultat ne se fait pas attendre. A la mi-2002, les stocks
se renouvellent entièrement tous les 19 jours en moyenne,
contre 28 un an plus tôt. Seulement 5 % des produits, à
peine, se retrouvaient mal orientés, limitant ainsi les
pertes de temps et d'efficacité. Certains experts en logistique
signalent cependant que les centres d'Amazon ne fonctionneraient
pas encore à leur pleine capacité.
Faciliter "l'expérience
d'achat"
Le deuxième élément
clé du succès d'Amazon est plus visible. C'est
son site Internet organisé de façon à faciliter
l'achat au maximum. Si la marque est aujourd'hui aussi connue
et reconnue, c'est aussi et en grande partie grâce à
l'ergonomie de ses pages informatiques, régulièrement
citées en exemple par les professionnels du marché.
Amazon figurait encore parmi les finalistes du grand trophée
de l'e-commerce du Figaro Entreprises cet été.
Dans ce domaine aussi, la société de Jeff Bezos
n'a pas hésité à investir massivement afin
d'enrichir progressivement la qualité de "l'expérience
d'achat en ligne" des consommateurs. En 2001, c'est un tiers
du budget total de la société qui a été
dépensé en développements technologiques
et en contenu, soit 241 millions de dollars - le deuxième
poste de dépense d'Amazon après son appareil logistique.
"Amazon bénéficie d'un service client en ligne
particulièrement innovant, entièrement automatisé,
qui lui permet de fournir absolument tous les services que la
clientèle attend habituellement d'un libraire classique,
sans pour cela avoir à employer beaucoup d'effectifs",
salue Rebecca Ulph. Que l'Internaute sache exactement ce qu'il
veut ou bien qu'il soit là pour "flâner"
virtuellement, les fonctionnalités des sites Amazon lui
permettent de trouver en quelques clics ce qu'il cherche, avec
force informations. "Pour permettre au client de bien connaître
le produit avant de l'acheter", justifie Thomas Lot, vice-président
Europe et directeur de la filiale française. Les sites
offrent d'innombrables services on-line qui permettent de prodiguer
conseils et suggestions. Un exemple ? L'option "1 clic"
permet à l'internaute de se voir proposer à chacune
de ses connexions une liste personnalisée de nouveaux
achats possibles, sélectionnée en fonction de ses
précédentes visites. Tout faire pour favoriser
les achats d'impulsion.
Toujours pour favoriser les ventes, les sites Amazon comprennent
un système de recommandations qui, pour chaque produit
"cliqué", associe automatiquement une liste
d'autres produits livres, disques, vidéo... qui ont quelque
rapport avec le premier. Dans le cas des livres, il s'agit, au
moins, des oeuvres du même auteur. Le cybermarchand sait
aussi s'appuyer sur la communauté des internautes habitués
à fréquenter son site, afin de pousser à
la conversion, c'est-à-dire le passage à l'acte
d'achat, avec la désormais fameuse rubrique "Ceux
qui ont acheté ce produit ont aussi acheté les
produits X, Y et Z". Comme un bon commerçant, Amazon
a su adapter à l'Internet les techniques qui invitent
à l'achat d'impulsion.
L'argument tarifaire est une autre des armes régulièrement
dégainée par le cybermarchand afin de recruter
massivement des clients. "Le fait d'effectuer des réductions
agressives sur les prix a permis de créer beaucoup de
bruit autour de la société, commente la consultante
Rébecca Ulph. D'autant que, au début, Amazon ne
faisait pas payer ses livraisons." Sur la seule année
2002, plus de neuf promotions successives ont été
lancées sur le Net. "En juillet 2001, nous avons
réduit de 30 % les prix des livres supérieurs à
vingt dollars, rappelait Jeff Bezos en profitant de la publication
des résultats financiers trimestriels de sa société.
Six mois plus tard, nous avons lancé le "Free Super
Saver Shipping" sur les commandes de plus de 99 dollars."
Et ce n'était qu'un début. "Il faut avoir
les moyens de proposer des prix aussi bas, remarque Thomas Lot.
Or plus vous avez de clients et plus vous amortissez vos coûts
et plus vous pouvez baisser les prix." Amazon commence à
toucher les dividendes de sa position de leader...
Une entreprise pour 220 pays
Le troisième avantage
d'Amazon est sa présence sur six marchés à
l'international. En France, il y avait la loi Lang sur le prix
unique des livres. Mais Amazon a trouvé des parades. Le
site commence par offrir les frais de livraison pour tout panier
supérieur à 25 euros, puis à vingt euros.
Il décortique ensuite tous les recoins de la loi Lang
et, à la faveur de certaines failles juridiques, lance
le "Mois du livre" en juin 2002, pendant lequel 80'000
titres sont vendus avec une réduction de 30 %. Et puis,
si le catalogue d'Amazon.fr est complet pour les oeuvres en français,
il est aussi très fourni titres édités en
anglais, provenant des Etats-Unis ou du Royaume-Uni. 800'000
au total, ce qui permet tout de même d'offrir aux Internautes
nationaux des promotions régulières, similaires
à celles appliquées outre-Atlantique, ou outre-Manche,
de l'ordre de - 20 % à - 30 %. Chacun des sites Amazon
livrerait ainsi quelque 220 pays différents, permettant
d'accroître d'autant sa sphère d'influence.
Le résultat est là: en dépit de pertes abyssales
accumulées depuis ses débuts, le site de Jeff Bezos
a creusé l'écart. "Il n'existe pas vraiment
de concurrent direct à Amazon, estime-t-on chez Forrester
Research. Ils sont vraiment les seuls à faire ce qu'ils
font." Car l'entreprise aussi a enrichi son offre, pour
offrir à la fois des produits culturels, de l'électronique
grand public, des jeux vidéos, des produits pour la maison
et le jardin, des abonnements magazines, à des prix compétitifs,
livrables en temps et en heures.
Amazon désormais se veut généraliste. Cela
permettra de dégager de meilleures marges que sur les
livres... Ce qui était obligatoire pour devenir profitable
un jour, selon les experts. Au troisième trimestre 2002,
l'entreprise a encore perdu de l'argent
35 millions de dollars, contre 170 millions de dollars un an
plus tôt. La saison de Noël, traditionnellement la
plus forte, pourrait être positive, comme l'an dernier.
L'Américain dame le
pion aux champions nationaux
Commercialement, le succès
est incontestable. Aux Etats-Unis, Barnes & Noble n'a pas
percé. En Europe, l'allemand Bertelsmann vient de jeter
l'éponge. Et même en France, l'américain
Amazon dame le pion aux nationaux. Selon une étude publiée
par l'institut BVA fin 2001, Amazon.fr bénéficiait
du meilleur taux de conversion du segment culturel, mieux donc
que Fnac.com, Alapage et Cdiscount. En plus d'une audience qui
surpasse celle de la filiale web de la Fnac, jusque-là
leader incontesté du secteur, avec 858'000 visiteurs uniques
recensés dès novembre 2001 par Nielsen-NetRatings,
contre 849'000 pour Fnac.com.
Réalisée en septembre 2002 par Forrester Research,
une seconde étude révélait que la proportion
d'acheteurs réguliers chez Amazon atteignait les 52 %
sur le vieux continent. Grâce à l'immense notoriété,
le site peut enfin se permettre de réduire la voilure
en termes de publicité. Déjà, les dépenses
de marketing ne pesaient plus que pour 11 % du budget total d'Amazon
en 2001, contre 40 % en 1997. La voie de la sagesse. Et des profits.
Linh Deguine, Le
Figaro, 2003
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